LE MONDE / 11 juin 2020 par Mathieu Macheret
Réalisée en 1968, l’adaptation de l’œuvre de Boris Vian est portée par un beau casting où figurent Marie-France Pisier, Annie Buron, Sami Frey et Jacques Perrin.
Au registre des romans réputés inadaptables, L’Ecume des jours (1947), de Boris Vian, figure en bonne position, avec son imaginaire débordant, son univers polymorphe, ses jeux de langage remodelant la réalité, ses clins d’œil au Paris existentialiste. Si Michel Gondry s’y était essayé en 2013 en s’appuyant sur l’artillerie lourde des effets spéciaux contemporains, on oublie généralement qu’une autre version, plus légère, plus artisanale, l’avait précédé en 1968, au moment où, presque une décennie après la mort de Vian, le texte réveillait un engouement tardif. Les éditions L’Eclaireur ont eu la bonne idée de sortir une copie DVD restaurée de ce film fantasque et coloré devenu avec le temps quasiment introuvable.
Son réalisateur, Charles Belmont (1936-2011), tournait avec lui son premier long-métrage, après des débuts en tant qu’acteur, d’abord au théâtre, puis dans le sillon de la Nouvelle Vague, auprès de Claude Chabrol, qui lui offrit coup sur coup deux petits rôles dans Les Bonnes Femmes (1960) et Les Godelureaux (1961). Son physique avenant le conduit dans la foulée vers des productions plus commerciales qui ne lui correspondent guère et entraînent chez lui la lassitude de jouer.
C’est pour lui confier le premier rôle que le producteur André Michelin lui propose d’abord le projet de L’Ecume des jours, dont il venait d’acquérir les droits et qui devait à l’origine être réalisé par Bertrand Blier. Belmont accepte à condition de passer derrière la caméra, non sans auparavant faire ses armes sur un court-métrage, Un fratricide (1966), d’après Kafka, qui lui vaut d’être récompensé au Festival d’art contemporain de Royan.
Une curiosité
Avec l’apport des scénaristes Philippe Dumarçay et Pierre Pelegri, Belmont transpose le roman sans le prendre au pied de la lettre, mais établit un régime d’idées voisines qui dialoguent subtilement avec lui. Une bande de jeunes amis folâtrent et tombent amoureux dans un monde moderne et fantasque où tout semble se plier à leurs désirs. Chick (Sami Frey) et Alise (Marie-France Pisier) traquent chaque sortie de leur idole, le grand intellectuel « Jean-Sol Partre ». Quant au riche Colin (Jacques Perrin), il épouse la belle Chloé (Annie Buron) avant de découvrir qu’un nénuphar ronge les poumons de celle-ci, la condamnant à terme. Tous entrent pas à pas dans un âge adulte qui finit par émousser l’insouciance de leur jeunesse.
Sa fantaisie, sa sémillante palette de couleurs primaires, sa façon d’affoler la logique narrative en font un cas à part dans le cinéma populaire de l’époque
Si le film n’est pas exactement un chef-d’œuvre, se brisant parfois sur les écueils du texte (le fameux « pianocktail », mot-valise qui devient à l’écran une mauvaise idée), il s’avère néanmoins une véritable curiosité, aussi bancale que culottée, aussi hirsute qu’attachante. Sa fantaisie, sa sémillante palette de couleurs primaires, sa façon d’affoler la logique narrative en font un cas à part dans le cinéma populaire de l’époque. Ses plus beaux passages sont ceux où les facéties des personnages transforment à vue la géographie des scènes, comme la rencontre en rase campagne de Colin et Chloé se soldant immédiatement par des noces, ou la folie de Chick l’entraînant d’un seul coup dans un paysage métaphysique – une dune surplombée d’un ciel orageux.
L’Ecume des jours retrouve alors à l’écran ce caractère insituable, cette poésie dépaysante qu’a le roman d’origine. Légèrement anachronique dans le contexte de bouillonnement politique de l’année 1968, le film n’en reste pas moins à redécouvrir, aussi pour sa splendide troupe de comédiens (avec Alexandra Stewart et Bernard Fresson), dont l’allant et la désinvolture réactivent un soupçon de Nouvelle Vague.
→ Film français de Charles Belmont (1968). Avec Jacques Perrin, Annie Buron, Sami Frey, Marie-France Pisier, Bernard Fresson, Alexandra Stewart (1 h 50). 1 DVD, L’Eclaireur, 14,90 €.
Mathieu Macheret